Façonner l'identité personnelle au studio - Musée McCord Stewart
en
© Katy Lemay, 2022

Façonner l’identité personnelle au studio

Interdit à la vente : la vie privée au studio Notman ou comment contrôler son image au 19e siècle (partie 5/6).

Sarah Parsons, professeure agrégée et directrice du Département des arts visuels et de l’histoire de l’art, Université York

Vanessa Nicholas, Ph.D., Département des arts visuels et de l’histoire de l’art, Université York

Katy Lemay, illustratrice

28 juin 2022

Parmi les photographies soumises aux restrictions les plus sévères dans les archives Notman figurent de remarquables portraits d’une personne inconnue au genre non conforme. Ce modèle non identifié ou une certaine Mme Austin, qui aurait commandé les images, a spécifié de « ne pas inclure » ces portraits, ce qui signifie qu’il était interdit de les ajouter dans le Registre de photos du studio.

Inscription “Not to be put in” dans le registre photos No. B62, 1889. N-0000.1956.1.117, Musée McCord

Le personnel du studio a suivi à la lettre cette directive inscrite dans les espaces vides où les tirages auraient été insérés. Selon les registres du studio, quatre photographies de ce sujet ont été prises, mais seules trois ont survécu sous la forme de négatif.

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DISSIMULER LA MASCULINITÉ DU MODÈLE

À première vue, ces photographies ressemblent aux portraits conventionnels d’une femme de l’époque victorienne vêtue d’une robe à col montant. Toutefois, les cheveux du modèle sont très courts et sous son corsage, sa poitrine manque de volume.

William Notman, Homme, pour Mme Austin, 1889. II-90236, Musée McCord
Restriction : Not to be put in
William Notman, Homme, pour Mme Austin, 1889. II-90237, Musée McCord
Restriction : Not to be put in

Les portraits en pied, en particulier, semblent avoir été mis en scène de façon stratégique afin d’effacer les traces de la masculinité du modèle. Dans ces deux images, ses mains ont été cachées, sans doute pour en dissimuler la grosseur. Dans l’un de ces portraits, par exemple, le modèle est allongé dans un fauteuil très orné, les deux mains derrière la tête. Dans les deux cas, un technicien du studio a soigneusement retouché le négatif pour que les pieds paraissent plus petits ou plus délicats.

L'IDENTITÉ PERSONNELLE À RISQUE

Ces images attestent un profond désir d’affirmer son identité par la photographie. Le fait qu’elles aient été dissimulées au regard d’autrui témoigne du conservatisme des normes victoriennes en matière de genre, et des risques qu’il y avait pour tant de personnes à cette époque à se présenter en public de manière authentique.

Par exemple, les travestis britanniques Ernest Boulton et Frederick Park, mieux connus sous leurs noms de scène de Stella et Fanny, ont été arrêtés en 1870 pour s’être présentés en public vêtus en femmes1. C’était une chose pour les hommes de s’habiller en femme dans le contexte d’un spectacle de théâtre, mais le faire ailleurs que sur une scène posait pour eux un risque énorme.

William Notman, Homme, pour Mme Austin, 1889. II-90238, Musée McCord
Restriction : Not to be put in

Un an avant la réalisation de ces portraits chez Notman, Kodak lançait son premier appareil photo pour instantanés, vendu chargé d’un rouleau de pellicule. Avec le temps, cette technologie allait changer radicalement la photographie, permettant même à ceux qui n’avaient aucune habileté technique de capter des images à la maison ou partout ailleurs.

Même s’il est fort probable que le modèle et Mme Austin connaissaient l’existence de l’appareil portatif et qu’ils y avaient accès, ils ont quand même préféré aller au studio Notman. Peut-être se sentaient-ils plus en confiance de travailler directement avec Notman plutôt que d’envoyer la pellicule à une compagnie de développement de photos comme Kodak. D’un autre côté, ils ont pu vouloir obtenir le même type de séance photo professionnelle qui était offerte aux clients au genre conforme, faisant de ces photographies de petits gestes de résistance et de puissants messages d’auto-affirmation.

#FreeAllBodies

Le rôle joué par la politique identitaire dans la négociation des utilisations privées et publiques de la photographie de studio au dix-neuvième siècle trouve un écho dans le paysage des médias sociaux d’aujourd’hui, où la photographie est employée pour construire son identité et la présenter aux autres.

Par exemple, les personnes transgenres et celles qui ont d’autres identités hors normes utilisent la photographie pour développer des espaces virtuels favorisant une image corporelle positive. Instagram permet aux utilisateurs de partager leur cheminement vers la transition, incluant les résultats de leur chirurgie. Cependant, Facebook et Instagram ont également censuré des photographies d’hommes transgenres torse nu, imposant ainsi le privé à des personnes désirant être vues. En 2015, Courtney Demone, une femme transgenre américaine, a répliqué aux restrictions imposées aux photographies de corps transgenres sur Instagram en lançant le mouvement #FreeAllBodies (« Libérez tous les corps »), qui milite pour que tous aient un droit de propriété sur leur corps et sa représentation.

NOTE

1. Voir Neil McKenna, Fanny & Stella: The Young Men who Shocked Victorian England, Londres, Faber & Faber, 2013.

La série Interdit à la vente : la vie privée au studio Notman est financée en partie par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

À propos des auteures et de l'illustratrice

Sarah Parsons, professeure agrégée et directrice du Département des arts visuels et de l’histoire de l’art, Université York

Sarah Parsons, professeure agrégée et directrice du Département des arts visuels et de l’histoire de l’art, Université York

Sarah Parsons est professeure agrégée et directrice du Département des arts visuels et de l’histoire de l’art de l’Université York, à Toronto. Elle a rédigé plusieurs textes sur Notman, dont William Notman : sa vie et son œuvre (Institut de l’art canadien, 2014) et « Le studio Notman comme lieu de performance » dans Notman, photographe visionnaire (Musée McCord, 2016), publié sous la direction d’Hélène Samson et de Suzanne Sauvage. Cette série d’articles fait partie de Feeling Exposed: Photography, Privacy, and Visibility in Nineteenth Century North America, un projet pluriannuel financé en partie par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
Sarah Parsons est professeure agrégée et directrice du Département des arts visuels et de l’histoire de l’art de l’Université York, à Toronto. Elle a rédigé plusieurs textes sur Notman, dont William Notman : sa vie et son œuvre (Institut de l’art canadien, 2014) et « Le studio Notman comme lieu de performance » dans Notman, photographe visionnaire (Musée McCord, 2016), publié sous la direction d’Hélène Samson et de Suzanne Sauvage. Cette série d’articles fait partie de Feeling Exposed: Photography, Privacy, and Visibility in Nineteenth Century North America, un projet pluriannuel financé en partie par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
Vanessa Nicholas, Ph.D., Département des arts visuels et de l’histoire de l’art, Université York

Vanessa Nicholas, Ph.D., Département des arts visuels et de l’histoire de l’art, Université York

Vanessa Nicholas vient de terminer un doctorat au Département des arts visuels et de l’histoire de l’art de l’Université York, à Toronto. Sa recherche porte sur la culture visuelle et matérielle du Canada au dix-neuvième siècle, et sa thèse de doctorat est une étude approfondie des broderies florales qui ornent trois courtepointes canadiennes historiques. Elle a obtenu une bourse d’études supérieures du Canada Joseph-Armand Bombardier, ainsi qu’une bourse Isabel Bader en recherche et restauration de textiles à l’Agnes Etherington Art Centre en 2019.
Vanessa Nicholas vient de terminer un doctorat au Département des arts visuels et de l’histoire de l’art de l’Université York, à Toronto. Sa recherche porte sur la culture visuelle et matérielle du Canada au dix-neuvième siècle, et sa thèse de doctorat est une étude approfondie des broderies florales qui ornent trois courtepointes canadiennes historiques. Elle a obtenu une bourse d’études supérieures du Canada Joseph-Armand Bombardier, ainsi qu’une bourse Isabel Bader en recherche et restauration de textiles à l’Agnes Etherington Art Centre en 2019.
Katy Lemay, illustratrice

Katy Lemay, illustratrice

Katy Lemay se passionne pour les arts visuels depuis plusieurs décennies. Son diplôme en design graphique de l’Université du Québec à Montréal lui a donné les outils nécessaires pour devenir une illustratrice grandement respectée. Si elle puise son inspiration dans des magazines et des photographies rétro pour réaliser ses collages complexes, les mots sont également pour elle une source d’idées intarissable.
Katy Lemay se passionne pour les arts visuels depuis plusieurs décennies. Son diplôme en design graphique de l’Université du Québec à Montréal lui a donné les outils nécessaires pour devenir une illustratrice grandement respectée. Si elle puise son inspiration dans des magazines et des photographies rétro pour réaliser ses collages complexes, les mots sont également pour elle une source d’idées intarissable.